Déni
- Caro
- 16 juin 2017
- 5 min de lecture
Pour moi, ça a été ça un déni de grossesse. Rien à voir avec le fait de ne pas le savoir et le découvrir un beau jour. Je l'ai su dès le premier jour, j'en ai été persuadée sans l'ombre d'un doute, puis j'ai espéré que ça n'était jamais arrivé. J'ai espéré tellement fort que je l'ai cru : ça n'était jamais arrivé, j'ai oublié, j'ai tout enfoui, jusqu'au jour où la vérité a éclaté, et depuis ce jour je me hais parce que je sais que je l'ai toujours su. Je ne sais pas comment tout a commencé. En tout cas, un jour, le déni n'était plus assez fort, je me suis rappelé de ce dont j'avais été certaine une dizaine de semaines plus tôt. J'étais enceinte, c'était une évidence, et depuis longtemps. Remuer cela dans tous les sens, voilà comment on déclenche une crise psychogène. A l'époque je n'en savais rien. Vu de l'extérieur, il paraît que j'ai fait une crise d'épilepsie. Direction les urgences. Une infirmière me demande "Est-ce qu'il y a un risque de grossesse ?" Je ne peux pas dire non. Bien sûr qu'il y a un risque, IL Y A une grossesse, non, tu ne le vois pas ? "J'ai un stérilet." "Ok parfait." Elle est rassurée et m'emmène passer un scanner. Elle l'aurait vu si j'avais été enceinte. Elle l'aurait vu. Examens normaux. Je rentre chez moi. J'ai le sentiment que mon secret va être découvert. Il ne faut pas que quelqu'un le découvre avant que je ne l'ai vérifié. Je fais un test de grossesse. Un deuxième. Un troisième. Pourquoi est-ce qu'ils sont tous positifs ? Tout le monde a son avis sur la question, certains disent que je n'en ai pas envie, que je ne suis pas prête, que je suis trop jeune, que mes antécédents médicaux des dernières semaines sont beaucoup trop dangereux, qu'une grossesse sous DIU est trop risquée, que je ne peux pas assumer financièrement. Tout le monde pense à haute voix. Moi je ne pense pas. Bien sur que je n'en veux pas. Je ne sais même pas de qui il est.
Il y a mon copain, avec qui je suis depuis quasiment une décennie, plus par habitude que par amour. Et puis cet autre, il a un goût d'interdit et j'ai complètement craqué. J'ai l'impression que la décision ne m'appartient plus. Je commence à leur en vouloir aussi fort que je me hais. Rendez-vous au planning familial. La conseillère familiale me parle bouddhisme, spiritualité. Je ne vois pas où elle veut en venir. "Vous pouvez le prendre comme une bonne nouvelle. Cette grossesse veut dire que vous êtes fertiles. C'est un message : "Bienvenue dans le monde des hommes et des femmes fertiles"." Elle me parle des possibilités. Elle me dit que je peux aller à terme et le faire adopter. Je refuse. Elle fixe mon ventre. Elle me demande quel mot j'utilise pour en parler. J'en sais rien. Elle me demande si je pose ma main sur mon ventre des fois. Elle demande à mon copain s'il serait prêt à être papa. "Oui." "Vous voyez, toutes n'ont pas votre chance, voyez le positif, tous les hommes ne sont pas prêts à être pères à 24 ans, vous vous en avez un." Je ne réponds rien. "Vous allez voir le médecin, vous connaîtrez la date, on se revoit ensuite."
Le médecin ne m'adresse pas un regard. Elle m'insère l'échographe aussi froidement qu'elle me parle. "Ah ça alors, c'est pas une grossesse débutante! Pour moi, vous êtes à douze semaines." Elle imprime des clichés, qu'elle laisse négligemment posés sur son bureau devant moi. Elle entoure le DIU au stylo bleu, il est calé contre son genou gauche. J'ai l'impression d'être réprimandée pour une bêtise d'enfant. On me donne rendez-vous une semaine plus tard, juste le temps du délai de réflexion. Ce sera par aspiration, sans anesthésie. "On n'a pas d'anesthésiste disponible." "Vu l'avancement, ça fera très mal et ce sera très long." Elles débattent pour savoir qui devra procéder à l'intervention. Unetelle est "trop nouvelle, il faut quelqu'un de plus énergique, on a un stérilet à retrouver il va pas falloir y aller de main morte ! Ça sera pas une partie de plaisir." Elles me disent que j'aurais pu m'en rendre compte plus tôt, que ça n'est pas très malin d'avoir autant attendu. Je repars avec un comprimé de mifépristone, comme pour une IVG médicamenteuse, en "préparation" du col. La nuit est atroce. J'ai mal. Elles m'ont dit que c'était possible. J'attends que ça passe. Ça ne fait qu'empirer. J'ai des vertiges, des nausées, j'ai le bas du dos paralysé, je ressens une douleur que je ne pensais pas pouvoir endurer. Ça empire, je suis en train de mourir ça ne peut être que ça. On appelle les secours, le médecin au bout du fil n'y connait rien, "Mifé-quoi ?" Les pompiers arrivent, il y a du sang partout, ils ont l'air perturbés, ils parlent dans mon dos, ils téléphonent, et chuchotent. J'ai perdu le fœtus dans les toilettes, ils ne savent pas quoi faire du corps, il n'y a pas de procédure. Un pompier reste avec moi dans l'ambulance, il doit avoir mon âge. Il essaie de me faire rire, ça me fait mal. "Désolé je ne sais pas comment vous aider, pour nous non plus, c'est pas facile à gérer... On n'a pas l’habitude." Il est perturbé et pensif, et effectivement, il ne sait pas comment m'aider. Après cette nuit de chaos, c'est fini. Mon père vient à l'hôpital : "Tu as l'impression qu'on a décidé à ta place ?" Je n'arrive pas à répondre. Mon corps ne répond plus, je suis épuisée je n'ai la force que de pleurer, je n'ai plus la force de dormir. Je dois voir la psychologue. Elle aussi a l'air perturbée - elle non plus n'a pas l'habitude ? Un médecin passe plus tard. "La psychologue m'a demandé de passer. Apparemment vous ne savez pas si vous avez pris la bonne décision d'un point de vue médical." Et elle m'explique tout. Les anti-épileptiques, le scanner. "Ça dépend de votre rapport au risque, ça dépend de comment vous envisagez une grossesse. Si vous envisagez ça en limitant les risques, si c'est pour vous la façon de le vivre sereinement, alors vous avez pris la bonne décision." Hallelujah. Cette femme est la première à me parler comme on aurait dû me parler depuis le début.
Je n'ai pas droit à un arrêt de travail. Je ne comprends pas pourquoi. Je dois reprendre 36 heures plus tard. Ni vu ni connu. Tout le monde oubliera. Je suis retournée au service d'urgences où tout a commencé. Un bref briefing sur les derniers événements puis cette phrase "Ah donc c’était psychologique, vous n'aviez pas le profil d'une épileptique, rien n'allait dans ce sens. Le médecin le savait depuis le début. " Je reste sans voix. Ils savaient ? Ils savaient tous que quelque chose clochait et personne ne m'a rien demandé. Personne n'a cherché à savoir comment j'allais.
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